Le petit garçon de poche

Yannick Cras

 

 

 

Le regard du fa dièse  

- Toi, tu es mon petit garçon de poche!

 C'est ce que dit toujours Néa, pour me consoler quand j'ai de la brume dans l'oeil. On ne lui cache rien, à Néa. Elle n'a pas l'air comme ça, avec son nez perpétuellement dans les nuages et ses lunettes qui lui font des yeux de chouette.

C'est peut-être ça qui m'a donné confiance. Des grands yeux comme ça, ça ne peut pas lancer  d'éclairs, ça ne peut pas être méchant. Ça ne pétille pas de mauvaise gaîté pour se moquer des  gens. Et puis, dans de grands yeux comme ça, c'est normal de se voir tout petit.

Eh oui, je suis petit, ça on peut le dire! D'ailleurs, « on » ne s'en prive pas. « On » m'appelle  microbe, ou fa dièse (par ce qu'il est prés du sol, ah ah), ou « on » regarde par terre pour éviter  de me marcher dessus... « On », bien sûr, c'est les autres - les types de ma classe. Oh, pas tous  - il y a Marco qui est gentil, et puis Nanasse qui est trop c..., et quelques-uns qui s'en. fichent.  Bernard, aussi, il a redoublé deux fois, un vrai grand, lui! Il n'a pas besoin de se servir des autres comme tabouret.

Mais, bon, au total, c'est usant. Remarque, personne ne m'embête vraiment longtemps! Par ce que j'ai un truc. Le regard. Des fois j'en regarde un, longtemps, avec les dents serrées, je lui dis dans ma tête « vas-y donc! Qu'est-ce que tu attends? » et il n'y va jamais, il se dégonfle.

Il paraît que j'ai l'air méchant à ces moments-là...

 Le Lac des Cygnes

Mais, le coup du regard, ça ne marche pas à tous les coups. Et, surtout, ça rate lamentablement avec, devine? Les filles! Gagné. Il y en a bien pourtant qui gloussent comme des poules en me regardant pour se montrer intéressantes - surtout quand il y a Bernard dans le coin. Mais ce n'est que de la volaille, ça ne compte pas. Les autres, elles sont plutôt gentilles, surtout Emilie, on dirait qu'elle ne le fait pas exprès d'avoir cinq centimètres de plus que moi - alorsque je suis de janvier, un des plus vieux de la classe! Mais des fois, quand on m'énerve, j'en prends une dans le tas, surtout elle, je me dis que je vais la faire fondre sur place en la regardant, qu'elle va s'évaporer, on ne verra plus que des vêtements en tas et rien dedans, et tout le monde saura que je ne suis pas aussi PETIT. Mais bon, il ne se passe rien, c’est moi qui fonds, un vrai chewing-gum ramollo, et je remballe mon regard meurtrier. Tout ce qui reste, c'est un pauvre petit sourire qu'elle ramasse si elle veut d'un clin d’œil.

Oui, bon, si tu veux, je suis un peu amoureux d'elle.

Il faut dire qu'Emilie, elle a un truc - la grâce, ça s'appelle. Mom m'a emmené voir un ballet - Mom m'emmène toujours voir des trucs pas possibles, là c'était un ballet, ça s'appelait le Lac des cygnes. Je n'ai pas vraiment cherché à comprendre l'histoire, d'autant que c'était plutôt du genre cucul-la-praline, mais il y avait des gestes... Tu sais qu'on peut pleurer pour un geste?

Emilie c'est ça à temps complet, jamais d'entracte. Tu la vois se recoiffer, ou lisser sa jupe, ou n'importe quoi que font les filles et qui te donne envie de ricaner un bon coup, et bien là, tu ne ricanes pas, tu regardes. Enfin je dis « tu », façon de parler, tu ne la connais pas et d'ailleurs, hein, je ne sais même pas si tu n'es pas une fille aussi! Quant aux autres types, inutile d'en parler, ils n'ont rien vu. de vrais ploucs! Tous à regarder Carmen, avec ses chichis. Y compris Bernard.

Heureusement.

Néa

Donc, il y a Néa. Un drôle de corps, celle-là! (C'est Grand-Mom qui dit ça. Quand elle voit quelqu'un de rigolo, elle fait un petit sourire qu'elle emprisonne dans sa main et puis elle dit « il  y  a  quand  même  de  drôles  de  corps! ».  Moi j'aime  bien.)  Néa,  que je  te  raconte,  la première fois que je l'ai croisée elle avait, tu sais pas, un bouquin genre touristique « Notre-Dame de Paris » sous le bras et elle marchait l'air complètement perdu avec un sac de toile sur le dos. En plein Strasbourg!

Bien sûr, j'ai éclaté de rire. Note que, d'habitude, j'évite. Tu es là, heureux de te marrer un bon coup, et puis quelqu'un se retourne et te regarde - de haut bien sûr, alors ton rire se retourne, il faut tout ravaler et ça fait mal au ventre.

Mais là, bon, j'ai rigolé et, quand elle a vu que je regardais son livre, Néa a éclaté de rire aussi. Elle est plutôt jolie quand elle rit, Néa. C'est-à-dire, pas aussi jolie que Mom naturellement, et puis ses lunettes sont moches et elle se coiffe n'importe comment, mais son rire, il a l'air de la transformer en oiseau. Néa rit souvent.

Elle s'est approchée de moi:

« - Dis-donc p... jeune homme, tu ne saurais pas où est la place Broglie ? »

J'ai bien noté l'hésitation, mais dis, il n'y en a pas tant qui se donnent même la  peine d'hésiter, hein! Des «Dis, petit» d'adultes, j'en ai mon compte. Et puis, aussi, elle disait « Broglie » comme ça s'écrit, comme Nicolas qui est du coin. Alors moi, fièrement:

« - La place BREUIL, vous voulez dire, madame? C'est Breuil qu'on dit.

- Ah bon? Alors Breuil, si tu veux. Tu sais où c'est? Tu vois, je crois que je me suis un peu égarée... »

Re-crise de rire, re-oiseau. Néa, elle n'est pas Alsacienne, c'est sûr, c'est pour ça que je lui ai appris à dire Breuil; les Alsaciens, ils s'en fichent, ils disent Broglie depuis toujours – après tout c'est leur ville, non? Mais nous, on doit dire Breuil parce qu'on est des gens de l'intérieur. C'est Mom qui le dit.

Les gens de l'intérieur

Tu ne sais pas? Les gens de l'intérieur, c'est nous -je veux dire, les pas Alsaciens.  Quand tu viens d'ailleurs en France, tu t'installes ici, tu es « de l'intérieur ».

On est beaucoup « de l'intérieur » dans mon école. Dans le quartier, il y en a plein dont les parents viennent travailler pour deux, trois ans - il y a des militaires, des ingénieurs qui travaillent en Allemagne, des Européens.

Mom, c'est une Européenne. Elle fait un truc pour l'Europe, je ne sais pas très bien quoi, elle m'a expliqué des tas de fois mais, franchement, je n'ai pas compris ce qu'elle fabrique. Il n'y a pas beaucoup de gens qui fabriquent des choses, finalement. Bref, elle est à Strasbourg pour deux ans; avant, on habitait Bruxelles, et elle y retourne souvent pour la journée. Les Belges? Je te rassure, ils sont grands aussi. Mais moi, j'étais plus petit, alors ça ne se voyait pas trop, tu comprends ?

J'ai conduit Néa place Broglie, et on a fait connaissance en chemin. Elle fait le tour de France, dis-donc! Néa, elle est étudiante en Architecture, mais pas pour construire des maisons, pour étudier les cathédrales. Elle vient de passer un an à Paris pour étudier les gargouilles de Notre-Dame (ce sont les horribles bestioles qui pendouillent en bas du toit, je les ai vues, un vrai cauchemar) et son bouquin, c'est elle qui l'écrit. Une thèse. Maintenant, bien sûr, elle veut étudier la Cathédrale de Strasbourg.

Néa (c'est pas son vrai nom, mais elle veut qu'on l'appelle comme ça), elle est Hollandaise d'origine. Elle parle Français presque sans accent, mais on voit bien qu'elle n'est pas d'ici - son air perdu, elle l'a même quand elle ne cherche pas des Places Broglie.

Néa, tu sais pas? C'est quelqu'un de l'Extérieur.

Gargouille au pair

Comme ça c'est trouvé, Néa cherchait où loger. Il paraît que les cathédrales, ce ne rapporte pas trop de sous - et, comme ça c'est trouvé, moi je cherchais une jeune fille au pair.

Tu sais ce que c'est? Ça veut dire que quelqu'un vient chez toi, il habite avec toi et on lui donne des sous, en échange il s'occupe un peu des enfants et du ménage. Le reste du temps il est tranquille pour étudier des cathédrales ou je ne sais quoi.

Ça marche du tonnerre ici, ça, je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu'il y a autant de parents qui passent leur temps à ne rien fabriquer du tout entre Bruxelles et Strasbourg. J'ai deux copains qui ont des jeunes filles au pair, c'est vachement bien! Des Suédoises toutes les deux, avec un petit accent qui craque comme un biscotte, super gentilles (je ne sais pas comment font les types au pair, par contre. Ça ne doit pas marcher terrible). Mais tu vois, justement, Mom ne voulait pas de ça. Ça la « culpabilise » de penser que son métier l'empêche d'être assez « disponible » pour moi - ce qui veut dire, en gros, qu'elle n'est pas là quand même mais qu'en plus elle est malheureuse. J'aimerais bien que Mom arrête de « culpabiliser ». Elle serait plus « disponible ».

Alors, bien sûr, j'ai sauté sur l'occasion. Bon, Néa n'est pas Suédoise, mais elle te raconte les histoires comme pas deux. Des histoires terribles, même; on ne croirait pas, mais les cathédrales, c'est tout de même fait pour faire plaisir au Bon Dieu et tout - et bien en fait, c'est plein d'histoires super terrifiantes. Comme les gargouilles.

Et puis, je ne sais pas pourquoi, je m'en fiche d'être un peu rase-motte quand je marche dans la rue avec elle. J'ai senti tout de suite qu'il fallait assurer auprès de Mom.

Quelque chose qui m'échappe

Plus facile à dire qu'à faire, d'ailleurs. Pour tout t'avouer, je n'étais pas très fier en rentrant à la maison. C'est vrai, quoi, j'avais quand même un peu promis à Néa que c'était sérieux, que justement Mom avait besoin de quelqu'un, et qu'il fallait qu'elle téléphone ce soir tard à la maison. Mais après l'avoir larguée place Broglie, en rentrant, je me suis mis à penser à Mom quand elle dit NON, et puis encore NON, et alors le téléphone sonne et elle dit NON dans le combiné, comme ça, sans y penser, alors en face Néa raccroche doucement et elle pardonne à ce garçon qui, finalement, était si PETIT.

Donc, j'avais un peu la grippe intestinale en rentrant à la maison. J'ai écouté le répondeur - trois messages de types du travail pour Mom, et puis un de Rémi (ça fait trois fois qu'il appelle cette semaine) et puis celui de Mom, « allô mon Halo, je rentre à sept heures et demi, n'oublie pas de prévenir Lydie quand tu arrives, je nous ai commandé une Super Royale ».

Halo c'est mon petit nom gentil, Lydie c'est la secrétaire de Mom qui sait toujours où elle est et qui doit toujours savoir où je suis, la Super Royale c'est une choucroute (huum) que Mom se fait livrer des fois quand elle rentre tard. D'autres questions ?

Là, j'ai sorti le grand jeu. Les assiettes en porcelaine que Mom n'utilise jamais, avec un liseré doré autour. Les couverts en argent. Les deux coupes à Champagne qui sont cachées au fond du placard depuis que Poute est parti - je ne comprends pas pourquoi, elles sont tellement jolies! J'ai mis le couvert, allumé des chandelles, et j'ai mis le disque de Debussy (c'est rien que du piano, tout seul) que Mom aime écouter, des fois. Et puis j'ai fini mes devoirs. Je vais plutôt.vite d'habitude, mais là, j'ai pris tout mon temps, je voulais que ce soit PARFAIT.

Et puis Mom est entrée, elle a vu le tableau, les coupes à Champagne et tout - et puis, tu sais quoi? Elle s'est mise à pleurer. Sans bruit. En répétant doucement « Oh Halo, mon Halo... ».

Alors, bien sûr, je l'ai serrée très fort contre moi. En fredonnant la chanson de câlin qu'elle me chantait quand j'étais petit, sur deux notes. Mais tu y comprends quelque chose, toi ?

Choucroute Blues

Mom s'est calmée et, comme elle fait souvent quand elle est fatiguée, elle a décidé que c'était la fête. Elle a rangé les coupes à Champagne - « tu comprends, mon chou, c'est fragile », elle a coupé Debussy en plein rêve pour mettre de la musique de jazz, et puis le livreur est arrivé avec la Super Royale. Je parie que tu n'as jamais goûté un truc pareil! Mom a ouvert une bouteille de vin d'Alsace, elle avait les yeux qui brillaient dans le bon sens, c'était bien.

Et puis bon: Quand faut y aller, hein!

« - Mom, tu sais, j'ai un truc à te demander...

  - CoaKitFo, mon Halo ?

  - C'est sérieux, Mom. J'ai rencontré une dame, elle s'appelle Néa et elle étudie les gargouilles, tu vois, elle veut être jeune fille au pair, je lui ai dit de téléphoner ce soir. »

 Là, Mom ne rigolait plus. Ça se voyait.

« - Mais mon Halo, tu est fou? Tu sais bien qu'il n'en est pas question! On ne se débrouille pas bien tous les deux ? »

Alors qu'est-ce que tu veux, je me suis mis à pleurer, parce que, non, ça on ne peut pas dire qu'on se débrouille si bien tous les deux, ma Mom avec ses yeux si fatigués et moi qui fais le grand avec mes dix centimètres en moins que tout le monde, et les messages sur le répondeur et tout.

Et Mom me regardait avec ces yeux profonds comme la mer pendant que je parlais, ses yeux buvaient mes paroles et moi je ne pouvais pas m'arrêter de parler, si je m'arrête c'est foutu parce que sûrement je fais de la peine à Mom et je ne veux pas, surtout pas avoir le temps d'y penser.

Mais Mom me prend la main doucement, elle me ferme la bouche d'une caresse, et elle dit:

« - Tu as raison mon Halo. Nous sommes tous les deux très fatigués. Les vacances sont loin, et on aurait besoin d'un peu d'air, hein? Ecoute, je veux bien essayer. Juste un moment, le temps d'y voir plus clair sur notre vie à tous les deux. D'accord ? »

Et juste à ce moment-là, le téléphone a sonné. C'était Néa. Magique, je te dis!

Un costume pour l'hiver

Mom a toujours une drôle de voix quand elle téléphone. Une voix de boulot. Parfois, quand je téléphone à Lydie pour la prévenir que je suis arrivée, je tombe sur Mom; et comme elle ne s'attend pas à ce que ce soit moi, elle répond avec cette voix-là. Je n'aime pas trop; on dirait une étrangère, et j'imagine que Mom change de tête aussi dans ces moments - peut-être qu'elle est blonde au travail, ou bouclée ou quoi.

Bien sûr, si c'est moi ou Grand-Mom, Mom reprend tout de suite sa voix normale. Mais quand c'est les types du travail qui l'appellent à la maison, elle peut rester des heures avec sa fausse voix - et moi je m'en vais dans ma chambre, pour ne pas voir ma Mom en étrangère.

Avec Rémi... ça dépend des fois.

Quand c'est Poute qui téléphone, Mom ne parle pas.

Alors, là, ce qui m'a fait plaisir c'est quand j'ai entendu la voix-de-boulot de Mom s'évanouir en fumée par petites bouffées après quelques minutes de conversation avec Néa. Ça, c'était gagné!

J'aurais dû aller dans ma chambre par discrétion, surtout que je savais bien ce qui allait se dire, mais qu'est-ce que tu veux, je voulais entendre Mom dire OUI. Alors j'ai fait un truc que je fais... des fois: j'ai laissé la porte entr'ouverte et je me suis assis juste derrière, pour écouter. Oui, je sais. Mais de toute façon, ne t'inquiète pas; je connais par coeur ce que Mom dit de moi quand elle croit que je n'entends pas, et le reste ÇA NE M'INTERESSE PAS.

Ce que Mom dit de moi, avec des soupirs et des mots compliqués, elle l'a dit à Néa: que je suis un garçon difficile, et est-ce que je vais devenir, un peu surdoué on peut dire, mais tellement asocial! Bon, elle me taille mon costume pour l'hiver, comme disait Poute. Parce que n'est-ce pas, dire aux autres qu'elle m'aime et que je suis son Halo, ça elle ne sait pas.

Peut-être à cause de sa voix-de-boulot; ils ont un tout petit vocabulaire là-dedans j'ai remarqué, alors fatalement il y a des choses qu'on ne peut pas dire.

« Surdoué », ça j'aime bien. Il n'y a qu'elle pour dire ça. Mme Krinfel, on dirait qu'elle attend avec impatience le moment ou elle pourra me mettre, je ne sais pas, un 15. Que j'aie l'air normal. Ça la soulagerait. Gentille, avec ça, mais tellement normale! Avec elle, tout doit être normal. Je suis trop petit? Mais non. c'est parfaitement normal! Les autres ne m'aiment pas? Mais si, on est une classe parfaitement normale! Tout le monde se fiche de Nanasse? Mais non, enfin, il faut bien un dernier, c'est normal!

Je l'aime bien, Mme Krinfel. Mais moi, je ne suis pas un « normal ». Ni Bernard. Ni Nanasse. Ni Emilie.

Bon, alors Mom parle comme ça pendant cinq minutes. Je ne suis pas encore capable d'imaginer ce que répond Néa, et puis surtout Mom ne lui laisse pas beaucoup de place; il doit y avoir des « oh », des « hmm hmm », des « oui, sûrement ». C'est drôle, ça faisait longtemps que je n'avais pas entendu Mom parler autant au téléphone, surtout avec une inconnue!

Il faut dire que Néa, elle ne sait pas seulement raconter les histoires: elle les écoute drôlement bien aussi.

Et pour finir, ça s'est entendu que Néa viendrait le lendemain à six heures du soir, justement Mom pouvait se libérer tôt, «juste pour prendre contact n'est-ce pas, je ne peux rien vous promettre ».

Je suis allé me coucher.

L'ombre d'un doute

Et le lendemain, après l'école, je suis rentré à toute vitesse. D'habitude je prends mon temps; il faut dire que les messages sur le répondeur, hein, ça peut attendre, et puis la télé (Canal J, Mom ne jure que par Canal J, si je mets autre chose elle me tue) c'est pour les mômes jusqu'à sept heures. Je fais mes devoirs à l'étude, après je rentre tranquillement, je fais un détour pour flâner le long de l'Ill - c'est un petit fleuve à l'ouest de la ville.

Pour être honnête, je fais aussi le tour pour éviter les shnitters. Les shnitters c'est des Alsaciens, il y en a de gentils mais la plupart, ils se parlent en patois exprés en me regardant, ça m'énerve. J'ai demandé à Mom de m'apprendre l'Allemand (Mom parle quatre langues) mais on n'a jamais le temps; pourtant, qu'est-ce que j'aimerais leur répondre! Il paraît que les Allemands ont des insultes terribles, des kilomètres de long. Mais Nicolas, il dit que l'Allemand et l'Alsacien c'est pas du tout pareil, il ne faut pas rigoler, même il se fâche si on insiste.

Donc, là, pas de détour; fissa fissa à la casbah.

Quand je suis arrivé devant la porte, j'ai entendu un bruit de voix: Néa était déjà là! Le cœur battant, j'ai ouvert la porte tout doucement et je suis entré sans faire de bruit. J'avais peur.

Est-ce que ça t'est déjà arrivé, ça: tu repères un type sympa (ça ne m'arrive pas souvent), on devient copains, on se met à coté à l'école et tout et puis, paf, un jour tu l'invites ou bien plutôt c'est lui; alors tu le vois chez lui, dans SA chambre, avec SES parents et frères et sœurs et puis voilà, d'un seul coup c'est plus pareil: tu t'embêtes et tu te demandes ce que tu fiches là. Lui c'est pareil, on voit bien qu'il regrette de t'avoir invité finalement; on fait quand même comme si pendant tout l'après-midi et le lendemain, on s'assied à coté de quelqu'un d'autre.

Néa, je l'avais vue une seule fois après tout! Dans la me, avec son sac et son livre. Bon, d'accord, super. Est-ce que ça marcherait aussi à la maison? Peut-être que j'allais la détester de venir s'incruster entre Mom et moi, peut-être qu'on aurait rien à se dire! Je comprenais Mom à ce moment là: « On ne se débrouille pas bien tous les deux ? »

Nom d'un chien, qu'est-ce que j'avais fait ?

En direct du Parlement Européen

Heureusement, ça n'a pas duré. Depuis l'entrée, j'avais une vue imprenable sur le salon. Mom à gauche, en grande tenue: son tailleur de Superwoman - c'est elle qui l'appelle comme ça, je crois qu'elle le déteste, elle le met souvent; elle était assise sur le bord d'une chaise, les jambes serrées, penchée en avant. Quand elle est comme ça, on a l'impression qu'elle va bouffer le monde; je les plains, les Européens! Ils doivent avoir les chocottes et ils lui donnent tout ce qu'elle veut - Mom est super bonne dans son travail, ça se voit bien au ton que prennent les types du répondeur. Moi j'étais fier: on aurait dit que Mom allait jeter toutes ses forces dans la bataille pour un dossier super important - comme quand elle parle devant le Parlement Européen. Pour moi, dis-donc! J'imagine la scène:

Mom: « ... Et c'est pourquoi, mesdames et messieurs les députés, je vous demande de vous occuper de mon Halo! »

Un député: « Permettez, permettez! Le traité de Maastricht ne prévoit pas d'obligation d'aimer les petits garçons! Mon pays ne s'engagera pas dans cette aventure sans garantie! »

Mom (elle se lève, les yeux étincelants): « Mesdames et messieurs les députés, je vous le demande: voulez-vous vous enterrer dans une querelle stérile, ou voulez-vous régler UNE FOIS POUR TOUTES ce problème ESSENTIEL ? »

Les députés (tous debout et applaudissant): « Elle a raison! Vive Halo! Vive l'Europe! »

Bon. d'accord, j'exagère. N'empêche, Mom était drôlement belle.

Et puis à droite: Néa. Comme hier - je veux dire, toujours le même air perdu et rigolo.

Enfoncée dans MON fauteuil, impossible d'en sortir une fois qu'on est dedans, il faudrait un cric ou quoi; ce fauteuil, ça fait des années qu'il essaie de me manger, et bien sûr c'est celui-là qu'elle a choisi! Elle s'était changé depuis mais on aurait dit qu'elle avait les mêmes habits que la veille - un pantalon vaguement jeans, un chemisier qui devrait passer une petite annonce pour rencontrer un fer à repasser. Les lunettes et les cheveux, tout y était. Néa, quoi!

Do you speak English ?

Au bout d'un moment, j'ai commencé à écouter la conversation. Je crois bien que Mom regrettait un peu d'avoir accepté de voir Néa; maintenant c'était trop tard, elle savait bien comment ça finirait, mais attention! Elle ne se rendrait pas sans résistance! Mom posait question sur question; je suis sûr qu'elle pourrait écrire un guide: « Choisissez votre jeune fille au pair ». Elle avait l'air de tellement connaître le sujet que j'ai eu un doute: peut-être bien qu'elle pensait à ça depuis un bout de temps, mine de rien ?

Heureusement, Néa avait de la ressource. Les horaires de ses cours? Pas de problème, elle pouvait arranger son emploi du temps comme elle voulait. Le Français? Il faudrait être vraiment gonflé pour dire que Néa a un accent - elle assaisonne juste un peu notre langue pour faire joli. Combien de temps? Néa est là pour au moins six mois, elle va finir sa thèse à Strasbourg et puis elle va travailler avec un Grand Spécialiste (ici, Néa fouille son sac pour en sortir une lettre du Grand Spécialiste; on dirait le sac de Mary Poppins, il y a plein de trucs qui tombent et on s'attend à en voir sortir une canne à tête de canard). Donc elle peut être là le temps qu'on veut. Bref, aucun moyen de la coincer.

Bien sûr, il y avait le plus important, mais Mom ne savait pas comment y venir. Maudit tailleur de superwoman! Alors Néa l'a aidée:

« - Vous savez, je crois que ça marchera bien entre Alain et moi. J'ai un petit frère en Hollande qui a son âge, et il est... a bit spécial too. »

Néa m'avait repéré du coin de l'oeil, et elle a embrayé en anglais; Mom a réagi au quart de tour, je ne comprenais plus rien!

Au moins, je sais comprendre quand je suis de trop. Je leur ai fait un petit signe de la main, très digne, et puis je suis allé goûter.

Un peu vexé tout de même.

L'envahisseur est invité

Et donc, comme prévu, Néa a gagné. Aux points. Quand la porte du salon s'est rouverte, Mom en est sortie un peu groggy.

J'avoue que je comprenais. Voilà: Néa allait habiter chez nous. Avec nous. Imagine un peu: depuis le temps qu'on habite tous les deux, on a pris nos petites habitudes, hein? Comment les choses allaient-elles tourner ?

Surtout que Mom, si elle sort pas mal pour le travail, n'invite jamais personne. Oh, Grand-Mom passe bien quelques jours par an avec nous, mais elle couche à l'hôtel - c'est comme ça, elle a peur de déranger alors elle vient, elle s'occupe de moi et du dîner et tout puis le soir - hop, à l'hôtel. Et quand Mom sort, je vais coucher chez Lydie et son mari - ils sont gentils et n'ont pas d'enfant, j'y ai presque une chambre à moi!

En dehors de ça, rien. Mom a bien essayé d'organiser des goûters une fois ou deux mais c'est ompliqué pour elle, et puis je vois bien qu'elle ne sait pas quoi dire aux mamans, et moi c'est pareil: Marc, Bernard et Nanasse, c'est l'école - ne confondons pas!

Donc, on avait tous les deux un peu les chocottes. Néa, elle, avait le même air qu'en entrant, à croire qu'elle savait avant ce qui allait se passer, ou bien que de toute façon, elle s'en fichait, si ça ne marchait pas elle irait dormir avec les gargouilles dans la Cathédrale.

Néa a enménagé le soir même. Quand je dis « enménagé », c'est un peu excessif: elle est allé chercher son sac de toile qu'elle avait laissé en bas, planqué derrière l'escalier - c'est tout!

Néa aime voyager léger.

La fée du Gouda

Donc. un peu gênés, notre premier dîner. Mom s'était fait livrer - ben oui, dis donc, on n'a déjà pas beaucoup de temps, désolé, et puis Mom ce n'est pas son truc de faire les courses, enfin donc Mom s'était fait livrer les courses de la semaine le matin. Il y avait du M. Picard, c'est fou ce qu'on l'aime bien ici M. Picard, et puis les fruits-et-légumes (c'est très important, les fruits surtout, si je ne mange pas mon orange par jour c'est la guerre) et le fromager.

Et Mom, la traîtresse, a sorti du frigo... du Gouda.

Bien sûr c'était fait exprès, prévu d'avance. Pour se concilier les bonnes grâces d'une Hollandaise, pensez-vous! Du Gouda. Et pas un petit bout, hein! Un plateau, une brouette, une charrette de Gouda. Orange. Enorme. De quoi tenir deux mois en ne mangeant que ça. Et Mom, avec des mines qui te donnent envie de changer de chaîne:

« - Je me suis dit que, pour marquer votre arrivée... »

en tendant le couteau à Néa. Oh, bien sûr, pour elle il n'y a pas de problème. Ces Européens, c'est tous les mêmes, prêts à manger n'importe quoi et à trouver ça bon si ça vient du sacro-saint territoire de l'Union ; le tout c'est de pouvoir se mettre d'accord sur le dos du Coca et des MacDos.

Seulement moi, tu vois, l'Europe c'est l'Europe mais une cochonnerie c'est une cochonnerie. Le Gouda c'est un truc qu'on mange à la cantine, bien obligé, mais ça n'a jamais franchi le seuil de la maison. Saint-Nectaire. Epoisse. Munster. Comté, si on veut. Mais pas ça!

Ma tête devait être éloquente par ce que Néa n'a même pas fait mine de me servir. Elle a coupé un bout pour Mom, un pour elle. Pendant que Mom mangeait du bout des lèvres (tout de même), Néa jouait bizarrement avec son bout de Gouda. Un petit coup de couteau par ci, un autre par là. Elle coupait de fines lamelles qu'elle grignotait distraitement, mais on aurait dit qu'elle n'y prenait pas vraiment de plaisir - elle paraissait concentrée sur quelque chose d'autre.

Au bout d'un moment, j'ai arrêté de manger mon yaourt. Par ce que dans son assiette, le Gouda s'était transformé. En une petite statue de Saint Nicolas - je la connais, on peut la voir à la Cathédrale. Un saint Nicolas en miniature, tout orange, mais à part ça ressemblant! Mom avait fini et la fixait tout pareil avec des yeux ronds.

Néa a senti nos regards, elle nous a souri.

« - C'est très gentil, Hélène, d'avoir pensé à ça. Depuis que je suis dans votre pays, je n'en avais pas regoûté. Cela fait un bout de temps que je crois avoir compris à quoi sert ce fromage, mais je n'avais pas eu l'occasion de le vérifier. » Et elle a délicatement déposé le Saint Nicolas de Gouda sur le bord de mon assiette.

Elle a raison, n'empêche. Essaye voir de faire ça avec du camembert!

J'ai gardé longtemps la petite statue dans ma chambre, mais on n'a plus jamais eu de Gouda à table. Néa, sculpteuse sur fromage. Et je n'étais pas au bout de mes surprises!

Le chaînon manquant

Et puis la vie s'est organisée doucement. En fait, je devrais dire « réorganisée »: c'est avec l'arrivée de Néa que j'ai découvert à quel point certaines choses ne marchaient pas bien avant.

Avec Néa, tout paraissait simple; comme si elle avait eu sa place avec nous il y a bien longtemps mais qu'elle s'était absentée quelques années par inadvertance.

Néa est là quand il faut. Comme le matin quand c'est la bourre, et que Mom n'est pas réveillée et que mon Dieu elle est affreuse et elle a justement une réunion importante pour laquelle, de toute façon, elle va être en retard alors pourquoi se presser. Avec Néa c'est vraiment pourquoi se presser, on prend le p'tit dej tous ensemble c'est sympa, et quand Mom part elle est belle comme tout et on sait bien que ses Européens l'auront attendue, de toute façon ils sont incapables de décider quoi que ce soit sans elle.

Après, tranquilles, on part pour l'école; Néa sait se tenir, elle me lâche la main quand il faut, pas que j'aie l'air d'un bébé devant les autres, déjà que!

Elle papote un peu avec les Suédoises biscottes, à ce qu'il semble; elle repasse par la maison débarasser le p'tit dej - rien que ça c'est génial, moi je ne vois rien de plus déprimant que de rentrer le soir avec le couvert qu'on a pas eu le temps de desservir, ça me met en rogne pour le reste de la soirée. Et puis elle part suivre ses cours.

Le soir, pareil: elle est là à la sortie. Oh, pas agglutinée devant l'entrée comme la plupart des mamans; ça m'énerve un peu, on dirait qu'elles ont peur qu'on leur pique leur gamin, elles veulent être la première à mettre la main dessus. Non, Néa m'attend tranquillement au coin de la rue, assise sur un banc à potasser ses cours.

On rentre direct, sauf s'il fait beau et qu'on a envie de flâner. Une fois on a rencontré les Schnitters; le grand roux avait à peine commencé à se foutre de ma poire que Néa lui a soufflé dans les bronches en Allemand, quelque chose de bien! Elle n'a pas voulu me traduire ce qu'elle disait, mais ça ne devait pas être de la tarte par ce que le type est devenu tout rouge et ses copains rigolaient. Maintenant on est tranquilles.

Le soir c'est selon. Dîner à deux, parfois à trois quand Mom rentre tôt; mais ces soirs-là, le plus souvent, Néa sort. C'est drôle, personne n'en dit jamais rien, mais on dirait qu'elle sait à l'avance quand Mom et moi on aura envie d'avoir un moment tranquille.

L'horloger aveugle et autres contes

Mais le vraiment, vraiment grand moment c'est celui de l'histoire du soir. Ben oui, quoi! Je connais des types de ma classe qui sucent encore leur pouce. Eric a un ours en peluche dans son lit, je l'ai vu une fois - le pauvre, planqué sous le matelas, comme dit Mom, il y a vraiment des gens qui n'ont pas le courage de leurs opinions!

Moi c'est l'histoire du soir. Poute en racontait, des petites pour bébé, mais avec sa voix chaude, rien que d'y repenser... bon; Mom en raconte aussi mais c'est selon, il y a des soirs où on sent vraiment que c'est pour me faire plaisir. Le mieux c'est quand elle me parle de son boulot, c'est des histoires sensass! Même que je n'ai pas intérêt à les raconter partout, sinon ce serait la guerre ou quoi.

Néa raconte des histoires de cathédrales. Elle en connaît un rayon! Ce qu'il y a de marrant, c'est qu'elle commence une histoire de n'importe quoi, tu te dis, elle ne va pas y arriver, mais si: au moment où tu t'y attends le moins, paf. il y a une cathédrale qui vient s'y fourrer.

Une histoire terrible, c'est celle du type qui a construit l'horloge astronomique, ici à Strasbourg. Tu connais? C'est plein de figurines et de carillons, vachement mieux qu'à Eurodisney. Et bien ce type, une fois qu'il a eu fini, on lui a crevé les yeux, dis-donc!  Pas qu'il refasse la même ailleurs.

C'était il y a vachement longtemps, bien sûr - mais quand même. Je me demande si maintenant, on te crève encore les yeux quand tu fais quelquechose de vraiment super. En tout cas les gens en ont peur, à mon avis. Ils font ce qu'il faut mais SURTOUT pas mieux. Des fois que. Par exemple, les Européens de Mom, tu en prends un tu le remplaces, ça ne changera pas grand-chose. Pas un pour te construire un horloge astronomique où un truc comme ça, qui te fasse rêver. Pas un pour prendre des vrais risques, comme Poute, comme Mom.

Et moi ?

Et Rémi ?

Alerte, alerte!

... Rémi qui a téléphoné l'autre soir, juste au retour de l'école avec Néa. C'est moi qui prend le téléphone quand Mom n'est pas là; ce jour-là, elle rentrait tard. Néa elle ne veut pas, le problème c'est qu'elle ne sait pas comment se présenter à des gens qui téléphonent et puis elle trouve que ça ne la regarde pas. Elle est marrante des fois.

D'habitude il est discret ce type, il laisse des petits messages pendant la journée - ça se noie dans le nombre, ici c'est un vrai standard téléphonique, Mom a dû acheter un répondeur spécial longue durée. Des fois c'est 10 messages que je me paluche en rentrant avant de trouver celui de Mom, avec des types qui prennent une voix toute mielleuse pour lui dire que, vraiment, ils sont désolés mais que, n'est-ce pas, si elle peut se libérer ce serait VRAIMENT bien qu'elle assiste à la réunion truc demain à 20 heures.

Rémi laisse ses messages au milieu de tout ça. Il a une voix neutre, je crois qu'on dit ça. Dans les films, c'est le héros qui vient de repérer un serpent à sonnette dans le cou de son copain, il a une trouille du diable mais il ne crie pas sinon c'est le drame, il dit tout tranquillement « ne bouge surtout pas. Tu t'es trompé de cravate ce matin » ou un truc comme ça, et puis il descend le serpent d'un coup, paf!

Il dit des truc neutres, aussi. Du genre « c'est OK pour demain », ou « Rémi. Rappelle-moi.». Je ne l'ai jamais vu ce type, mais je n'aime pas ça du tout. Bon, d'accord, Poute est parti depuis trois ans, je mourrai sans savoir pourquoi il faut croire, et il n'est pas prêt d'en revenir du Canada. Et je suis assez grand pour savoir ce que ça veut dire quand ta Mom change de nom, paf, un jour - elle faisait un peu la gueule ce jour-là quand même.

Mais bon, tout de même, Poute c'est Poute et Mom c'est Mom et il n'y a pas à sortir de là! Et puis moi, qu'est-ce que je deviens là-dedans? Déjà que Poute me rend à moitié fou chaque fois qu'il appelle, il ne se rend pas compte, qu'il va me faire venir au Canada pour les vacances mais ça ne marche jamais, il a toujours une tournée ou un disque à faire ou quoi. J'ai tous ses disques. Il joue Debussy. C'est drôlement bien.

Bref. Rémi, je ne vois vraiment pas ce qu'il viendrait faire là-dedans. J'ai ma vie privée, zut!

Victoire!

C'est pour ça que je n'ai pas été franchement aimable avec lui au téléphone. Même, j'ai été carrément crade je dois dire.

On ne s'était jamais parlé, mais je connaissais sa voix par coeur, tu penses, avec tous ces messages! Je crois qu'il s'attendait à avoir le répondeur, il s'était trompé d'heure ou quoi, quand j'ai répondu il a eu une de ces frousses! Je l'ai bien senti, plus de voix neutre du héros tueur de serpent; cette fois il avait une tarentule dans l'oreille mais trop tard pour raccrocher.

Un à zéro!

 « - Alain Wiszieski, bonjour.

  - Euh... bonjour, pourrais-je parler à ta Maman?

  - Ça dépend. Qui dois-je annoncer ? »

La classe, hein ? Deux à zéro! La tête qu'il devait faire!

« - Oh, excuse-moi, je suis Rémi, Rémi Schlumberger. J'aurais besoin de parler à Hélène, s'il te plait. »

Hélène! Pour qui il se prend ce type? Quest-ce que tu crois, que ça m'impressionne? Tu ne peux pas dire Mlle Bontret comme tout le monde? Attends voir:

« - Je vais voir. Ne quittez pas s'il vous plait. »

En vrai sadique, j'ai posé le combiné sur la table une bonne minute, il devait veillir de cent ans par secondes! Génial. Puis:

« - Je suis désolé. MA mère ne peut pas vous parler maintenant. Elle vous rappellera un de ces jours. Au revoir. »

Et j'ai raccroché. K.O., finito, set et match, tir canon de l'avant-centre à la dernière minute de jeu, dégagez y a rien à voir!

Sauf que...

Carton jaune

...  sauf que Néa, elle,  elle n'avait pas  l'air de  vouloir fêter la coupe du monde avec moi.  Oh que non! Elle faisait carrément la gueule - ou plutôt, elle avait un air que je ne connaissais pas, du genre celui qui se retient pour ne pas te jeter par la fenêtre, mais alors vraiment, pas le père ou la mère qui se compose le visage de circonstance pour te gronder d'un truc dont, au fond, ils se fichent complètement.

Tu connais Calvin & Hobbes ? Mom m'a acheté toute la collection en double, en américain ET en français, c'est génial, même si ça ne m'aide pas beaucoup à apprendre l'anglais. La tête de sa mère à Calvin quand elle lui dit « Now, you're in REAL trouble, young man », c'était tout-à-fait ça. Et c'est à peu près ce que m'a dit Néa, avec une voix neutre à la Rémi, sauf que ça fait vachement plus peur quand c'est toi qui as le serpent dans le cou:

« - Alors-là, mon petit vieux, les ennuis commencent VRAIMENT. »

Elle ne rigolait pas, oh non! Pas de reflet dans les lunettes, pas d'oiseau, pas de cathédrales.

Je ne sais pas comment tu réagis, dans ces cas-là. Avec Mom, en général, je sais y faire. Le nombre de trucs dont elle se fiche, si tu savais! Quand elle se met en colère, c'est en général qu'elle est crevée ou alors elle est dans une de ses crises de « culpabilité » et elle trouve d'un coup que son garçon, sans un homme à la maison, n'est-ce pas, il faut lui donner des repères, il faut un peu d'autorité. C'est facile de savoir quoi faire, de toute façon je sais que je ne lui fais pas vraiment de la peine; il suffit de faire ma part de boulot, notre petit cinéma à tous les deux et tout se termine bien.

Mais là! Désolé, je n'avais pas de recette. Je me sentais comme le type, il vient de marquer un but mais il était hors-jeu depuis le départ, l'arbitre avait sifflé et tu n'as pas voulu entendre et maintenant il vient te voir avec un joli carton jaune...

Dans la cour des grands

Néa m'a pris par la main, elle m'a fait asseoir. Pas dans le fauteuil camivore, non, celui-là elle l'a adopté, ils ont l'air de bien s'entendre tous les deux - elle m'a fait asseoir dans le fauteuil DE POUTE!

Il est toujours là, mais personne ne s'y met jamais. C'est un vieux fauteuil de cuir, tout râpé, il ne va pas du tout avec notre mobilier ultra-modeme de cosmonaute. Ça fait plein de fois que Mom parle de le descendre à la cave, mais je ne sais pas, à chaque fois elle a autre chose à faire et moi aussi. Alors il reste là.

Néa s'est assise aussi, sans rien dire. Et tu sais quoi? Elle s'est relevée, elle a été au bar se servir un whisky. Sec. A cinq heures du soir! Elle tremblait, elle s'est assise à nouveau.

« - Alain, ça fait trois mois que je suis là... »

Trois mois! J'aurais dit une semaine, ou alors toute la vie.

« ... et je vous connais un peu, Hélène et toi. Et j'ai des choses à te dire. »

Elle m'en a dit, des choses! Que j'avais dix ans, même si j'en paraissait huit. Et que question cervelle, je pouvais aussi bien en avoir treize et que c'est comme ça qu'elle voulait me voir et pas autrement.

« - Ne crois que ça m'impressionne, ton truc. J'en connais... d'autres comme toi. C'est un peu facile, mon petit vieux, de changer d'âge quand ça t'arrange!

 - ?

 - Ce que tu viens de faire là, Halo, ça s 'appelle une saleté. Une saleté de petit ado mal grandi. Un truc pas de ton âge - quel que soit ton âge. A dix ans on ne sait pas faire ça. Et à treize on ne le fait pas parce que c'est moche. Tu sais ce que ça veut dire, maturité affective?

  -... ?? »

...  non, je ne savais pas.  Et je n'avais pas du tout envie de l'apprendre.  Qu'est-ce qu'elle était en train de me faire?

Je me suis racripoté dans mon fauteuil, je me suis fait tout petit (on ne rigole pas), je me suis tortillé pour qu'elle voie bien que j'en avais marre, que j'avais besoin de mon goûter, de faire mes devoirs, de trucs comme ça. D'une paire de claques à la limite.

Mais elle ne m'a pas lâché. Pas une seconde. Rendez-vous, vous êtes cerné! Toutes les issues sont bloquées!

Rien à faire qu'à l'écouter parler. De choses désagréables. Des choses qu'on ne dit pas aux enfants de dix ans, d'habitude...

...Que c'est dur pour une Mom d'être seule, et que des Rémi, il y en a et tu peux faire ce que tu veux, c'est comme ça. Et heureusement, parce que sinon il n'y aurait personne pour regarder les Emilie. Mais qu'il n'y en a pas tant que ça. Et des Emilie non plus...

(Comment elle pouvait savoir ça? Nom d'un chien!)

... Que Poute avait été un Rémi pour Mom bien avant que je naisse, et Mom une Emilie pour lui, et que c'était fini comme quand on dit qu'un tableau est fini, y ajouter quelque chose ça le rendrait moins beau; les gargouilles personne n'y touche depuis des siècles, on ne veut pas les abimer...

(Ça m'aurait étonné! Dans TOUTES ses histoires, je te dis!)

...  Et  que  Mom  n'a  pas  besoin  d'un  Poute  miniature,  mais  de  son  Halo  grandeur  nature  et peut-être d'autre chose en plus...

(Zut! On n'est pas bien tous les trois? Qu'est-ce qu'elle veulent à la fin - monter une équipe de foot?)

...Que ça faisait déjà bien longtemps que Mom et moi on se portait l'un l'autre, et c'est lourd à porter une Mom, et un Halo aussi. Et que elle, Néa, elle n'était pas là pour nous porter. Elle était là pour étudier les gargouilles. Point, à la ligne...

J'avais mal.

Elle m'a dit « je t'aime, Alain ».

Elle m'a serré dans ses bras. Je n'y voyais pas très clair - mais mon reflet était revenu dans ses lunettes.

Elle m'a dit tout doucement, avec la petite pointe d'accent qu'elle me réserve parfois:

« C'est dur de grandir. Halo. Pour toi, pour moi. Pour ton Poute et pour ta Mom aussi, je crois. Si je ne me retenais pas... »

Elle m'a donné mon goûter. Au fait, je me demande: quel âge elle a, Néa ?

Go west, young man!

J'ai téléphoné à Poute, hier soir. Assis sur son fauteuil, que j'ai transporté dans ma chambre. Première fois que je fais ça. D'habitude, c'est lui qui appelle. Je lui ai dit que je venais le voir - vendredi, c'est les vacances de la Toussaint. Que c'était maintenant ou pas du tout, que d'ailleurs mon billet était déjà pris.

Il y a eu un grand silence au téléphone. Je croyais que c'était coupé. Puis il a dit:

« - Viens. Oh, viens vite ».

C'était du bluff, bien sûr. Après, j'ai parlé à Mom. Elle n'a rien dit, mais ce soir elle avait mon billet. Je voyage tout seul, je serai un « UM », c'est comme ça que ça s'appelle.

Euro-gargouille

Je ne sais pas si elle s'est retenue, Néa.

Elle va repartir dans deux mois. Le Grand Spécialiste part pour Milan - et elle le suit, bien sûr.

Demain, Rémi vient dîner.

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Visite médicale ce matin, à l'école. J'ai pris deux centimètres.