Organizer

 Yannick Cras

 

 

24 décembre

Cher M. Valton,

Nous tenons à vous féliciter chaleureusement! Vous faites maintenant partie du club très fermé des utilisateurs de Rouge Safran, l’agenda de bureau de l’élite. A l’heure où l’outil informatique se vulgarise, donnant au plus grand nombre une fausse impression d’efficacité brouillonne et tape-à-l’œil, seuls les esprits éclairés comme le vôtre savent encore apprécier le luxe, le calme, le confort inégalés offerts par un véritable agenda. Alliant une présentation rigoureuse, d’un classicisme de bon ton qui met en valeur simplement les matériaux les plus nobles, aux dernières innovations en matière d’organisation du temps, cet objet de prestige - personnalisé à votre usage exclusif grâce à notre procédé breveté Personal ScheduleTM - sera bientôt, pour vous aussi, bien plus qu’un outil: le compagnon fidèle et indispensable de la prochaine année, que nous vous souhaitons d’ores et déjà pleine de réussites professionnelles et personnelles!

Notre Conseil du Jour: Carpe Diem. Profitez donc de cette veille de Noël, plus détendue, pour faire passer une idée qui vous tient à coeur.

Pierre Valton referma l’agenda, le sourire aux lèvres. Ce que le marketing n’allait pas inventer! Cela dit, l’objet était superbe, en effet. Recouvert d’un cuir brun dense et épais, il attirait la caresse de la main autant que celle du regard. Un lettrage élégant, cursif sans être maniéré, lisible sans être ostentatoire, formait le titre embossé à l’or fin:

Pierre Valton, Directeur Financier

Alexandre S.A.

2008

Les dimensions de l’agenda, son épaisseur dûe au papier vélin de fort grammage, le rendaient impressionnant, bien qu’il restât pratique à feuilleter. Oui, de la belle ouvrage - et à dire le vrai, pas du tout le genre de cadeaux d’entreprise que pouvait s’attendre à recevoir le directeur financier d’une entreprise de verrerie somme toute assez modeste.

Valton n’avait pas été étonné de recevoir au courrier la boiîte de carton fort - aprés tout, il était de bon ton d’échanger entre fournisseurs et clients quelque babiole au moment des voeux de nouvel an. Ce qui le surprit plus, quand il ouvir le paquet, fut de n’y pas trouver l’habituelle carte de visite rappelant une connaissance professionnelle à son bon souvenir. Aucun expéditeur n’était mentionné - et, n’eût été ce mot d’introduction à la première page, Valton n’aurait pas même su le nom du fabriquant de l’objet, qui n’était mentionné nulle part sur la couverture.

- Bof, quelle importance aprés tout? se dit-il. Si ça se trouve, c’est un coup du vieux Lambert pour raviver la loyauté des troupes. Je le saurai bien assez tôt dans ce cas. Mais si c’est ça... Ma foi il ne s’est pas fichu de moi ce coup-ci!

Ses pensées se mirent à dériver, plutôt agréablement. Depuis huit mois qu’il avait intégré les locaux vétustes de la société Alexandre S.A à Châteauroux, spécialiste du verre trempé, Valton n’avait eu de cesse de marquer des points auprés du respecté - quoique déclinant - Directeur Général, le très amène Antoine Lambert. Bien qu’il eût toujours l’impression désagréable que sa recette, à base d’un subtil dosage de flatterie, de victoires faciles, d’efficacité  réelle et de délation nonchalante, ne donnait pas totalement les résultats escomptés, Valton persévérait - et il se pouvait bien que, cette fois, ses efforts fussent couronnés de succés. Plus il y pensait, plus il lui semblait invraisemblable qu’aucun des fournisseurs de l’usine - essentiellement des PME de la région – fût capable de lui offrir un si beau cadeau d’entreprise, particulièrement sans trace de l’expéditeur. Non, l’agenda devait venir de Lambert, c’était bien le genre du vieux. Restait à vérifier... si c’était un traîtement particulier.

Il rangea l’agenda dans son tiroir, puis quitta son bureau et se dirigea vers la cafétaria. Il était neuf heures vingt, l’heure de la première pause café pour tous les autres cadres et en particulier pour le Directeur de la Production, Gilles Langre. Langre: l’ingénieur maison, le génie surmené du verre trempé et - murmurait-on - le poulain favori de Lambert pour sa prochaine succession. L’homme à abattre dans toute sa splendeur. Valton l’interpella de loin, la voix chaleureuse:

- Bonjour, M. Langre. Déjà au charbon?

Il savait être plus que superficiellement aimable quand il le fallait.

- Bonjour M. Valton. Déjà au café?

Rien n’était plus insupportable à Valton qu’un homme qui le détestait sans même savoir pourquoi, par pur instinct. Pour lui, c’était du gaspillage pur et simple, l’affichage indécent d’un luxe effronté. Valton s’était créé ses ennemis un par un, précautionneusement, comme on économise, par petits bouts de haîne accumulée, et toujours dans un but précis. Il ne comprenait pas comment Langre avait pu se payer le luxe de le détester si vite, si fort, si ouvertement, si gratuitement. Dans quel but? Que pouvait donc envier à Valton - directeur financier, donc personnage certes important dans l’entreprise mais aussi inutile qu’un enfant dans l’atelier et donc négligeable dans la vraie vie - que pouvait-il lui envier, cet homme considéré par tous comme un magicien du verre, et à qui seul les établissement Alexandre S.A. devaient de n’avoir pas encore été rachetés par Saint-Gobain?

Valton avala sa salive. L’affrontement direct ne donnerait rien. Il ajouta conscencieusement une pièce à sa tirelire de haîne et continua, à destination de ses collègues silencieux:

- Dites donc, vous le trouvez comment l’agenda? Il est classe, non?

- Quel agenda?

- Vous savez, l’agenda Rouge Safran  que Lambert nous a envoyé. Quoi, vous ne l’avez pas reçu?

- Ben... non, je dois dire. Vous savez, dit Langre d’une voix traînante, avec un regard appuyé du coté des contremaîtres adossés à la machine à café - qui bien sûr ne perdaient pas une goutte de l’échange -, vous savez nous autres à l’atelier, on n’utilise pas beaucoup ces trucs là. En général, on se rappelle tout seuls de ce qu’on a à faire. Remarquez, c’est arrivé une fois que le vieux Lambert me mette un ordre de fabrication sur du PQ,  parce qu’il y avait pensé aux chiottes! J’ai gardé le bon en souvenir. Vous voulez qu’on échange?

Eclat de rire général.

- Bien sûr, j’aurais dû y penser, rétorqua Valton - chacun son métier, n’est-ce pas? Chacun son instrument de travail. Je ne voudrais pas vous priver du vôtre. Bonne journée, messieurs!

Et il s’éclipsa dignement sous le regard rien moins qu’amical des contremaîtres, l’oeil goguenard de Langre lui brûlant la nuque.

- Quoi qu’il en soit, se dit-il de retour à son bureau, visiblement aucun de ces branques n’a reçu l’agenda. Sinon, ils se seraient arrangés pour le faire savoir. Et ça, ça veut dire...

Il fourragea dans son tiroir, en ressortit l’agenda, dont la couverture et les pages attiraient la caresse. Le cahier s’ouvrit presque seul à la page du jour, et Valton relut:

Notre Conseil du Jour: Carpe Diem. Profitez donc de cette veille de Noël, plus détendue, pour faire passer une idée qui vous tient à coeur.

Il avait le vent en poupe auprés de Lambert, aucun doute. Ca valait le coup d’essayer. Une idée qui lui tenait à coeur? Valton réfléchit. Langre, intouchable pour le moment. Et la petite Deckens? Cela faisait des mois qu’il intriguait pour récupérer son département des achats, et le fait qu’elle fût maintenant visiblement enceinte ne pouvait qu’apporter de l’eau à son moulin. Mais une veillle de Noël? Non. Lambert était trop Vieille France.

Les stocks! Valton sursauta. Depuis son arrivée chez Alexandre S.A, il ne supportait pas que les stocks - cette part si particulière de la richesse d’une entreprise, qui est le fruit de sa production mais qui lui coûte de l’argent tant qu’il n’est pas vendu - échappâssent à sa juriction. Il avait toujours trouvé que Langre, au nom de la perfection industrielle, en faisait trop. Si une série était bonne, on produisait jusqu’à que les moules cassent - parce que la magie pouvait ne pas se reproduire et qu’il fallait en profiter. Le produit était superbe, ça oui, mais derrière il fallait payer des entrepots, des gardiens, la manutention... Langre n’avait pas la responsabilité des stocks qu’il alimentait, ils étaient du ressort de Martin, le Directeur de ventes - un pantin. Qui n’avait pas reçu l’agenda.

Valton se décida immédiatement, et appela Thérèse, l’assistante de Direction de Lambert:

- Bonjour Thérèse, le Patron est visible?

- M. Valton, bonjour. Attendez que je consulte son agenda... M Lambert a un créneau Lundi à 8h, ça vous irait?

Valton hésita un court instant. Profitez donc de cette veille de Noël...

- J’ai peur que ce ne soit un  peu plus urgent que ça, Thérèse. Je n’en ai que pour une demi-heure.

 - Bien... La voix d’alto, qui faisait fantasmer Valton plus encore qu’un corps pourtant fort désirable, s’absenta un instant. Oui, je peux vous caser à midi, mais ne prenez surtout pas de retard ; M. Lambert déjeûne avec M. Alexandre Fils au Rotary.

- Ne vous inquiétez pas, ma belle, osa Valton, ce sera vite fait!

2 janvier

Notre Conseil du Jour: Battez le fer tant qu’il est chaud. Une victoire ne vaut rien si elle n’est pas exploitée dans l’instant, aussi complètement et définitivement que possible. Réalisez toutes les possibilités dans l’instant.. Etre impitoyable maintenant, c’est éviter d’être faible demain.

Valton s’assit à son bureau en baillant. Bon sang, quel!e semaine! Il avait fêté Noël et le jour de l’an plus intensément que jamais dans sa vie. Il avait même eu un retour de libido que Jeanine avait difficilement pu combler. Certes, les gosses avaient été un peu tristes de ne pas voir leur grande soeur - il avait fallu annuler le voyage prévu  pour aller lui rendre visite à Orléans, faute de temps  - mais en échange: les stocks étaient à lui!

Lambert avait été sensible dés le 24 décembre aux arguments de Valton,  et la réunion organisée avec lui et Martin le 26 (adieu Orléans) avait été décisive. Valton était la hâche, Martin le bois tendre. Le reste n’était que détail.

- Langre, mon petit, j’ai une pierre dans ton jardin, se répétait Valton. Et crois-moi, elle va grossir, cette pierre, grossir...

Il saisit son agenda, qui s’ouvrit spontanément au jour. Il jeta un regard distrait sur la page presque vierge, puis s’arrêta au conseil du jour (quelle idée baroque! Pourquoi pas le Yi King ou l’horoscope?). Qu’il relut deux fois.

Valton n’avait rien de superstitieux, mais comme beaucoup il aimait à s’entendre dire ce qu’il pensait. Et il se sentait  d’humeur particulièrement guerrière ce jour-là. Il venait de récupérer le contrôle des stocks, c’était bien l’occasion de marquer son pouvoir auprés de l’équipe concernée. Les entrepôts, la manutention - il fallait revoir ça à la baisse, c’était autant d’argent frais à économiser. La Production devrait s’adapter, et alors? Très saine gestion. Oui, une réunion avec l’équipe des stocks aval s’imposait dés que possible.

Il se penchait sur son agenda pour chercher le meilleur créneau, quand il fut frappé par quelque chose. Il avait reçu l’agenda le 24 décembre. Puis il avait eu une semaine de vacances. Comment se pouvait-il que l’agenda ne fût pas vierge?

Car il ne l’était pas. La page de gauche qu’il avait sous les yeux contenait, sous la date et le Conseil du Jour imprimé en italiques discrètes et élégantes, une grille où chaque heure de la journée était portée au regard d’un large cadre dans lequel on pouvait noter ses rendez-vous. La page de droite était totalement vierge, réservée aux notes. Luxueux, vraiment, comparé aux organizers du commerce que Valton connaissait - sans parler de ces agendas électroniques pour lesquels une ligne par heure dans la journée est beaucoup demander.  Mais l’un de ces cadres était occupé. En caractères rouges élégamment imprimés, l’on pouvait lire:

14h-15h - le meilleur moment pour une réunion de mise au point. Cette heure est propice à la communication ferme et précise d’un chef vers son groupe. Elle incite à l’écoute passive. La capacité de résistance aux messages d’autorité est au plus bas en période de digestion.

 Valton siffla. Chapeau! L’organisation du temps était devenu une science, bien plus qu’il ne le pensait.

Il appela l’entrepôt avec une trace de peur. Il lui aurait déplu que la réunion ne pût avoir lieu à cette heure-là - mais, contre toute attente, c’était ce qui perturbait le moins un service par ailleurs fort occupé.

La réunion fut un succés. Faire le deuil de l’insipide Martin ne prit pas plus d’un quart d’heure au service des stocks. La capacité de stockage pourrait être réduite de moitié en trois mois, et les coûts de manutention d’un tiers. Et la Production? Eh bien, la Production s’adapterait. Aprés tout, zéro stock, c’était dans tous les livres de gestion.

15 Janvier

Notre Conseil du Jour: Si vous vendez des clous, prenez un marteau comme vendeur. Faites appel à un expert reconnu qui partage vos vues pour un audit de vos installations. Il trouvera d’excellentes raisons pour vous conseiller de faire ce que vous faites déjà. Vous passerez pour un visionnaire et vous en tirerez profit pour asseoir votre crédibilité.

Il abonna Lambert et lui-même à une gazette confidentielle publiée par un syndicat du Verre Américain. On y prêchait l’élimination des stocks avec un bel entrain. Lambert fut très impressionné quand l’un des rédacteurs principaux, de passage en France, accepta de passer une matinée à Châteauroux. Un bon déjeûner plus tard, Lambert était acquis aux charmes du « just in time »  et de la petite série. Bien sûr on ne pourrait pas appliquer cette philisophie totalement ici, à cause des contraintes de production - mais tout de même c’était diablement intéressant...

22 Février

Notre Conseil du Jour: Les chats ont inventé le rat pour dominer les hommes. N’attaquez jamais votre ennemi de front s’il est plus puissant que vous. Trouvez une force plus puissante que lui et vous, et cherchez l’alliance contre elle. Faire croire de manière durable à votre ennemi que vous êtes son allié est votre arme la plus puissante.

4 mars

Notre Conseil du jour: L’habit fait le moîne. Votre réussite professionnelle doit se sentir, se voir aux détails qui comptent. Demandez un nouveau bureau, renouvelez votre mobilier, obtenez un portable.

31 Mars

Notre Conseil du Jour: Il n’y a pas de montagne dans le delta du Nil. Une des beautés du succés, c’est qu’il est contagieux. Si vous réussisez dans un domaine, votre charisme s’accroît et vous réussirez ailleurs. Cependant, le danger qui vous guette est l’impatience. N’attaquez pas dés maintenant les obstacles pour le moment infranchissables. Découvrez plutôt de nouveaux gisements de réussite et exploitez les. L’érosion se fera seule..

Valton s’adossa avec un soupir d’aise au dossier rembourré du large fauteuil de cuir qu’il avait récemment fait installer. Il en caressa le cuir épais du doigt. Splendide. Il avait pris bien soin de ne pas choisir un bureau ministre, qui eût pu donner ombrage à Lambert; et il avait accepté sans hésiter d’occuper une pièce plus petite - mais plus proche du saint des saints - que celle qu’on lui avait initialement proposée au rez-de-chaussée. Mais pour le fauteuil, il avait vu grand et ne le regrettait pas. Seul l’avis de Lambert comptait en la matière, et Lambert avait aquiescé d’un sourire quand Valton lui avait expliqué en plaisantant à demi qu’avec son mal de dos chronique il lui fallait un modèle plus confortable.

Valton était aux anges. Le contrôle des stocks lui permettait de faire une vie sinon impossible, du moins plus difficile à la Production. Langre avait dû renoncer à sa politique de « casser les bons moules »: le stock pouvait avaler une surproduction limitée, mais au-delà les coûts de stockage devenaient prohibitifs et le temps de manutention aussi - et la Production se faisait taper sur les doigts. Tout celà au nom d’une logique économique universelle que chacun - à commencer par Lambert - s’accordait à trouver sans faille.

Martin,  l’inconsistant  Directeur des Ventes, avait été mis en mauvaise position par le coup de force de Valton sur les stocks. Il ne fut que trop heureux de signer la paix quand ce dernier lui proposa d’informatiser conjointement la gestion des prévisions commerciales. Ce qu’un client devait avant commander avec deux mois de délai pourrait maintenant être prévu un mois à l’avance, en plus petite quantité. Un arrangement avantageux pour tout le monde. Et la Production? La Production, mise devant le fait accompli,  s’arrangerait.

L’empire de Langre, peu à peu, était mis sur la défensive pas ces actions répétées; il semblait parfois se présenter comme un bastion de conservatisme à coté de directions administratives qui, elles commençaient à bouger vraiment. Et Lambert se posait visiblement quelques questions encore informulée à ce sujet.

Le plus beau, c’était que Langre se confiait  maintenant à Valton, de plus en plus ouvertement. Le directeur Financier n’avait pas de mots assez durs pour critiquer avec lui une mondialisation aveugle, qui laminait jusqu’aux derniers bastions de l’artisanat Français. Comme il était honteux qu’on ne pût pas mettre sur la marché de manière rentable des séries de vitrines de verre trempé uniques au monde, sous prétexte que leur production nécessitait une mise au point longue et empirique qui allait à l’encontre de la mode du « just in time »! Les conversations à la cafétaria étaient devenues on ne peut plus sérieuses, et se poursuivaient même dans le bureau de l’un ou de l’autre.

Valton était toujours aussi ravi de son agenda. Solitaire parmi les hommes, il n’avait jamais goûté le plaisir de s’entendre donner véritablement les avis qu’il attendait. Flatteur lui-même, il se laissait flagorner et le savait. Lui-même inconstant, il ne faisait confiance à personne. Mais Rouge Safran le comblait. le Conseil du Jour, toujours porté par cette typographie professionnelle, qui respirait l’honnêteté et la pondération, lui apportait l’exact mélange d’identification et d’altérité dont il avait besoin. Visiblement, ces conseils de saine gestion d’une carrière professionnelle avaient été rédigé par des gens qui savaient de quoi ils parlaient. Et puis Valton ne pouvait qu’être impressionné par le degré auquel son agenda était personnalisé. Il y avait même trouvé imprimés les numéros de téléphone de ses principaux contacts professionnels.

Seul était légèrement irritant le fait que certains jours, en face de certaines heures figurait un cadre rouge, élégamment imprimé, et contenant des suggestions fort polies quant à l’emploi de ce temps. Suggestions fort pertinentes d’ailleurs, mais il s’était parfois demandé comment il pourrait noter son emploi du temps pour ces heures-là s’il devait ne pas en tenir compte. Mais la question ne s’était pas posée jusqu’ici, et il devait reconnaître que suivre ces presciptions n’avait fait jusqu’ici qu‘aider sa progression.

4 Avril

Notre Conseil du Jour: Charité bien ordonnée commence par soi-même. Il est temps de toucher réellement les dividendes de votre travail, qui ne sauraient se réduire à un salaire mensuel. De par vos fonctions vous êtes en situation d’obtenir plus, profitez-en: bien d’autres ne se gènent pas.

Il se pencha à nouveau sur l’agenda. De par vos fonctions vous êtes en situation d’obtenir plus, profitez-en. Que fallait-il comprendre? Une phrase en rouge attira son attention:

12h15-13h15 - Heure propice aux actions discrètes.

Heure propice aux actions discrète. Vous êtes en position d’obtenir plus. Bien d’autres ne se gènent pas.

- Aprés tout, pourquoi pas? murmura-t-il. Je ne savais pas quoi faire de ça...

Il resta pensif un instant, puis se décida. Il décrocha son téléphone tout guilleret:

- Bonjour belle Thérèse. Le patron est visible ce midi? C’est assez urgent.

- Bonjour M. Valton. Attendez que je vérifie... mais non, voyons, il est au Rotary aujourd’hui! Comme chaque Vendredi, vous savez bien!

- Oh bien sûr, j’avais oublié, mentit Valton. C’est embêtant... Mais dites-moi, mon petit, vous pourriez peut-être m’aider, vous!

- Avec plaisir, M. Valton, si je peux vous rendre service. De quoi s’agit-il?

- C’est un peu confidentiel, Thérèse. Je suis très embêté. Dites, ça nous vous ennuierait pas trop de passer me voir tout de suite?

- Oh, bien.. d’accord, M. Valton. Je suis dans votre bureau dans deux minutes.

- Merci beaucoup, Thérèse. A tout de suite.

Alors même qu’il parlait, Valton avait griffonné une note qu’il laissa en évidence sur son bureau: Thérèse, désolé, j’ai oublié dans ma voiture un document dont nous avons besoin. Installez-vous, je suis là dans un instant.

Puis il sortit et se précipita dans un renfoncement du couloir qui servait son bureau et celui de Lambert. Juste à temps: déjà il entendait le pas décidé de Thérèse approcher.

Il observa la jeune femme à la dérobée, avec la délicieuse culpabilité d’un collégien. Bien faite, ma foi, cette Thérèse. De la classe. Efficace avec ça. Et au lit?

Surpris de cette incongruité, il la chassa de son esprit. Il fallait agir vite de toute façon. Dés que thérèse eût dépassé de deux mètres le point où il se trouvait, il se glissa silencieusement hors de sa cachette, tourna le coin et s’enfonça dans le bureau vide de Thérèse.

Dommage qu’elle fermât toujours sa porte à clé en partant déjeûner. C’était ce qui avait obligé Valton à monter ce petit stratagème, en comptant que dans l’urgence elle ne prendrait pas ses précautions habituelles.

C’était risqué, mais pas tant que ça. Si même Thérèse revenait dans son bureau, il entendrait le bruit de ses talons et atteindrait la porte en même temps qu’elle. Il pourrait toujours dire qu’en remontant du garage il était passé voir si Thérèse était là. De toute façon, la jeune femme était disciplinée: si le Directeur Financier lui demandait d’attendre, elle attendrait. Plutôt se passer de déjeûner que de faire perdre cinq précieuse minutes à un adjoint de Lambert.

Valton se glissa dans le saint des saints, le bureau de Lambert. Ce bureau ouvrait également sur le couloir, mais la large porte matelassée - insigne du pouvoir suprème - était toujours fermée: Lambert lui-même, et tous ses visiteurs, passaient devant Thérèse qui formait un filtre d’une efficacité redoutable, refoulant poliment les disgraciés, faisant attendre les autres selon leur rang.

Derrière le bureau ministre, bien en évidence, le coffre. Valton l’ignora. Il n’en avait pas la combinaison, et quand bien même, il n’y trouverait pas ce qu’il cherchait. Lambert ne mélangeait jamais sa vie professionnelle avec le reste.

La chance lui sourit. C’était dans le premier tiroir du bureau, au milieu d’un fouillis de stylos, de notes griffonnées et de trombones tordus. Valton, ordonné à un point qui frisait la maniaquerie, n’en revint pas. Une liasse, bien épaisse de cinq centimètres, jetée négligeament au milieu de ce bazar! C’était tout Lambert, mais ça ne fit que renforcer la détermination de Valton, pour qui l’argent sous toutes ses formes était un symbole qui méritait le respect. Le vieux aurait ce qu’il méritait.

Il fourra la liasse dans sa poche, referma soigneusement le tiroir  et retourna tranquillement à son bureau. Thérèse l’y attendait debout, tranquille comme toujours.

- Je suis absolument désolé, mon petit. Le document n’était pas dans ma voiture. Il s’agit de la liste des commandes fournisseurs du mois dernier. Où peut-elle bien être?.... Oh, la voilà! Comme je suis distrait aujourd’hui! s’exclama-t-il en saisissant le papier qu’il avait laissé trainer sur un coin de la table de réunion qui flanquait son bureau.

Il expliqua rapidement à la jeune femme qu’il avait découvert des irrégularités de facturation, pas très élevées mais relativement fréquentes, et provenant toujours des deux ou trois même fournisseurs. Sans doute lui manquait-il le relevé de certaines commandes qui expliqueraient ces erreurs; il avait voulu en discuter avec Lambert avant de clore ses estimations trimestrielles, mais peut-être Thérèse, qui travaillait beaucoup avec le service des Achats, pourrait-elle l’aider en son absence? En toute discrétion, bien sûr. M. Lambert lui en serait certainement reconnaissant.

Tout en parlant, Valton observait les réactions de la jeune femme. Il se félicitait intérieurement. Si tout allait bien, il jetterait la suspiscion sur la petite Deckens - la très enceinte Directrice des Achats - en plus d’inquièter le vieux Lambert et d’y gagner quarante mille Euros nets d’impots, que personne ne lui réclamerait jamais! Et ça n’était qu’un début.

Le calme de Thérèse fut troublé comme l’eau d’un lac où l’on jette un pierre, ce qui la rendit encore plus attirante. D’une voix qui tremblait un peu, elle indiqua qu’à sa connaissance toutes les commandes étaient archivées selon la même procédure, et qu’elle veillait elle-même à ce que M. Lambert - et donc M. Valton - en eussent connaissance en totalité. Elle se renseignerait l’aprés-midi même pour vérifier que la procédure était bien respectée. Elle espérait qu’il ne s’agissait que d’une suite d’aléas regrettables, mais s’il y avait des négligeances, elle veillerait à ce qu’elles fussent sanctionnées. Elle lui donnerait des nouvelles le soir même, et en parlerait à M. Lambert dés que possible, bien sûr.

- Cherche toujours, ma belle, pensa Valton quand il fut seul. Cherche, et parles-en un peu. Bien sûr, tu ne trouveras rien aux Achats, mais le doute subsistera; et le Vieux, qui se sucre si bien avec nos fournisseurs, préfèrera sévir pour détourner les regards d’une autre piste possible.  Mme Deckens, j’espère que vous vous sentez l’âme d’une mère: le congé parental risque d’être long.

Il palpa la liasse dans sa poche. Quarante mille Euros environ - ce n’était pas énorme comparé au salaire annuel de Lambert, qui de plus était plutôt honnête en général. Mais savoir que sa femme suivait depuis six mois une cure de repos dans une institution privée hors de prix donnait un autre éclairage à la chose. Quel beau métier que le mien, se dit-il. Vous connaissez le salaire des gens, c’est ce qu’il y a de plus intime pour eux, aprés ça ils peuvent vous prendre pour confesseur. Cette information, jointe aux irrégularités de gestion manifestes qui ne pouvaient pas venir de cette dinde de Deckens, avait suffi à Valton pour comprendre ce qui se passait le jour où, entré un peu vite dans le bureau du Vieux, il avait aperçu du coin de l’oeil ce dernier ranger une enveloppe rembourrée dans la poche de sa veste.

Profitez-en.

- Compte sur moi, mon vieux, dit-il en tapotant affectueusement la couverture sensuelle.

7 mai

Notre Conseil du Jour: Mens sana in Corpore Sano. Vous êtes-vous assez préoccupé de votre équilibre physique ces derniers temps? Le cycle adrénaline-endorphine intensif qui marque votre métier de dirigeant consomme de l’énergie. Vous devez le gérer. Profitez donc du jour de congé de demain pour vous faire vraiment plaisir. Les sources de plaisir sont nombreuses et offertes à qui ose y boire. Le vrai pouvoir s’exprime dans la conquète.

Valton sourit. S’il avait eu deux doigts d’imagination, il aurait vraiment pu croire que l’agenda lisait dans ses pensées. C’était une superbe aprés-midi de printemps, et tout allait pour le mieux. Bon, il y avait eu la fausse-couche de Deckens, on n’aurait pas pensé que cette dinde pût être aussi sensible. C’était regrettable, mais quelle idée aussi de foncer dans un arbre en voiture simplement parce que Lambert avait lancé quelques phrases un peu trop insinuatrices en réunion de direction? Les femmes avaient toujours ce type de réactions émotionnelles à un moment donné, c’était pour cela que l’industrie restait une affaire d’homme quoi qu’on pût en dire.

Enfin, à quelque chose malheur était bon - Valton avait maintenant l’intérim des Achats, que Lambert n’eût jamais pu lui refuser sans attirer les soupçons, et cet intérim pourrait bien se transformer en état de fait. Avec les Achats en amont et les stocks en aval, Valton cernait maintenant la Production - empire toujours dominant - sur ses deux flancs. Il faudrait serrer... plus tard, très doucement.

Valton se redressa. Difficile de se concentrer aujourd’hui; la journée était belle, et puis il y avait quelque chose de sensuel dans l’air... Les sources de plaisir sont nombreuses et offertes à qui ose y boire. Oui... De Henri IV à Bill Clinton, les vrais hommes de pouvoir l’avaient toujours su. Et lui, Pierre Valton, était de cette trempe.

Il soupira. Oui, mais demain il passerait la journée à la maison avec Jeanine et les gosses. Comme source de plaisir, Jeanine n’avait jamais été un torrent, et la secheresse gagnait en elle comme en lui. Quant aux enfants - c’était ceux de Jeanine, pas les siens, et Valton avait toujours considéré qu’il faisait une faveur à sa femme de les prendre aussi. Aprés tout, ils avaient un père quelque part, et lui ne s’était jamais senti la fibre. Alors le plaisir.... A moins que...

Le vrai pouvoir s’exprime dans la conquète.

Thérèse. La très dévouée, la très disciplinée Thérèse. Une voix d’alto à faire fantasmer un moine, et qui devait être si belle à gémir dans votre oreille. Un corps souple, flexible dont les tailleurs trop sage ne parvenaient pas totalement à gommer les formes. Un visage qui se troublait comme l’eau d’un lac si on y jetait la pierre qu’il fallait. Des yeux qu’il ferait bon faire pleurer un peu pour en révéler totalement la beauté.

Une Thérèse troublée par la disgrâce de Deckens, par la déprime de Lambert. Une Thérèse à qui il fallait un vrai patron, un vrai homme. Une Thérèse à qui l’on pourrait faire comprendre si nécessaire qu’aprés tout, elle aussi était suspecte dans cette affaire de bons de commande, et que si rien n’avait été dit jusqu’ici sur elle, l’avenir restait bien incertain. Une Thérèse que l’on pourrait protéger. Qui vous en serait reconnaissante alors même que vous la saliriez. Une Thérèse que l’on pourrait soumettre. Conquérir pour de vrai.

- Thérèse? Mon petit, je suis très embêté. Le dossier des Japonais n’est pas prêt du tout, et il doit partir le 9. Oui, justement, demain c’est congé mais je viendrai travailler. Mon problème c’est pour la mise en page, la présentation, les copies, tout ça... je ne suis pas très fort là-dedans. Si vous pouviez m’expliquer un peu...  Quoi, vous pourriez? Vraiment? Formidable. Non c’est vraiment trop gentil! Je dois dire que vous me tirez une sacrée épine du pied. Oh, vers 10 heures alors - on s’y met un peu et puis je vous enmène manger quelque part, ah si bien sûr, ça j’insiste! D’acord. Alors à demain. Et merci encore, mon petit.

Valton raccrocha. Il sentit l’érection qui gonflait son pantalon. Un peu gênant - qu’avait-il à faire au juste maintenant?

15h30-16h - La lecture des magazines financiers vous permettra de recentrer vos énergies pour le moment où vous en aurez vraiment besoin, tout en accroîssant votre culture générale.

 Il soupira. Oui, sans doute était-ce la meilleure chose à faire en attendant. Il ouvrit Les Echos.

18 août

Notre Conseil du Jour: Ne tuez pas la poule aux oeufs d’or, trouvez-lui plutôt un coq. Le succés de votre entreprise repose sur un homme clé. Faites attention: Il est essentiel de le contrôler, mais le perdre serait vous perdre à terme.

Valton fronça les sourcils. Cette fois, le Conseil du Jour le prenait à contre poil.

La Production, pour la première fois, était sinon à sa merci, du moins à portée de fusil. Le subtil étau que constituaient les achats en amont, les stocks en aval, avait progressivement joué son rôle. Depuis quelques mois la magie de Langre opérait un peu moins. Il y avait encore de magnifiques séries, et la qualité moyenne restait très satisfaisante, mais on cassait moins de moules qu’avant - on produisait moins de pièces d’exception que les stocks n’eussent pu en avaler. Seul un esprit particulièrement tordu aurait pu faire le lien avec les tarifs exceptionnels que Valton avait récemment su négocier avec les fournisseurs - que diable, du sable n’était jamais que du sable, et Langre était seul à clamer le contraire, qui pestait contre la baisse de qualité des matériaux comme un chef de la tour d’Argent aux halles! Oui, la victoire était à portée de main. Sans ses doigts magiques, Langre n’était plus qu’un ingénieur maison, compétent mais remplaçable. Valton s’apprêtait à porter le coupe de grâce ce jour-là. Et, aussi stupide que cela pût paraître, il aurait aimé un encouragement plus qu’une mise en garde.

9h30-10h - Heure propice à la réflexion stratégique avant l’action. Prenez du recul face à votre objectif de la journée. N’y a-t-il pas une forêt cachée derrière cet arbre?

Pris par une habitude qu’il s’en voulut un peu d’observer si automatiquement, Valton se livra à l’exercice conseillé. Voyons. Y aurait-il un problème?

Il fit le point sur les jours passés. Décidément... tout allait magnifiquement bien. Lambert déprimé et lointain, Langre pris entre deux feux et ne sachant lequel combattre,  Thérèse si belle dans sa terreur soigneusement entretenue, si provocante dans sa soumission...

Bon, il y avait les Japonais. L’affaire avait capoté, et c’était un sérieux revers. En partie de sa faute, Valton devait le reconnaître. S’il avait su qu’ils demanderaient d’autres échantillons au dernier moment, il n’aurait pas choisi le mois de juillet pour négocier à la baisse le cahier des charges des fournisseurs d’additifs - même Langre ne pouvait pas changer le plomb en or, et encore moins du nitrate de fer à 20% d’impuretés en sel pur.

Valton s’attacha à cette pensée, pour désagréable qu’elle fut. Les grands actionnaires, qu’il avait rencontrés une fois ou deux récemment, n’apprécieraient pas forcément une telle perte de revenu sur une affaire présumée gagnée d’avance, dans laquelle la qualité du produit primait sur toute autre considération. Saint-Gobain leur avait pris le marché sous le nez, et il faudrait fournir des explications. Il avait compté que Langre en fasse les frais, mais était-ce un si bon calcul? Que se passerait-il la prochaine fois, si Langre était hors course - ou pire, s’il passait à la concurrence avec ses doigts magiques? Qui serait en première ligne cette fois? Et l’affaire des Suisses risquait de se concrétiser bientôt.

Il jeta un regard haîneux à l’agenda Rouge Safran, soupira, puis décrocha son téléphone:

- M Clairveaux? Bonjour, ici Valton. Dites, je crois qu’il y a eu méprise dans nos dernières commandes. Oui, on ne vous pas transmis les bonnes normes, et maintenant ça nous pose des problèmes en production. Ecoutez, reprenez les anciennes en attendant mon fax de confirmation. Oui bien sûr, je comprends, ça remet en question l’enveloppe globale. Nous renégocierons cela la semaine prochaine, je suis sûr que nous trouverons un arrangement. Oui, au plaisir.

Il raccrocha la rage au coeur. On ne pouvait pas gagner tout le temps...

23 Octobre

Notre Conseil du Jour: La femme de César doit être irréprochable. Vous êtes appelé aux plus hautes fonctions dans l’entreprise. Votre environnement familial doit en être capable autant que vous. Pourrez-vous recevoir dignement vos grands clients, vos actionnaires? Pourrez-vous leur montrer fièrement un milieu familial qui satisfasse aux normes sociales attendues de l’élite?

Valton redressa la tête, un peu sonné. Il n’avait tout simplement jamais pensé à ça. Mais le contrat Suisse signé, l’attention des grands actionnaires avait été attirée sur ce directeur financier capable de sacrifier une économie possible pour voler au secours du produit - geste rare et salvateur. Langre lui faisait d’ailleurs une publicité gratuite presqu’embarassante; le génie du verrre n’avait pas assez de mots pour souligner l’attitude exemplaire de Valton face à des fournisseurs laxistes, à qui il fallait tout lâcher pour obtenir des matières premières acceptables.

Valton avait pu mesurer, ces dernières semaines, l’aura incroyable dont bénéficiait Langre dans la profession et auprés des actionnaires. Quoi qu’il lui en coutât de l’admettre, éliminer Langre aurait été une erreur grossière. Mais l’amitité naïve, presque canine, que ce dernier lui manifestait à présent était d’une certaine façon pire que son mépris affiché de naguère. Valton révait la nuit d’écraser les mains magiques de Langre dans un moule chauffé à blanc; sa haîne s’était accrue en proportion de l’inconscience avec laquelle Langre le mettait en vedette à chaque occasion comme « le premier financier à comprendre quelque chose au travail du verrre ».

Pourrez-vous recevoir dignement vos grands clients, vos actionnaires? La question risquait bien de se poser rapidement. Lambert presque hors de course - l’état de sa femme n’allait pas s’améliorant, et il avait dû la placer en milieu hospitalier faute de pouvoir payer les tarifs exorbitants d’une institution spécialisée -, il faudrait bien que Valton assume le social.

Ce pour quoi, il fallait bien le reconnaître, Jeanine était rien moins que douée. Elle n’avait jamais vraiment pris au sérieux la carrière de son mari, et les robes de soirées - quand elle en mettait - avaient le chic pour la faire ressembler à un sac. Kinésithérapeute de choc, elle fumait, parlait fort, buvait sec. Elle savait d’un mot faire passer son mari pour un imbécile borné et pète-sec, et ne considérait pas comme une obligation de s’en abstenir en public. Elle avait un répertoire inépuisable d’histoires drôles d’un goût douteux, citait Woody Allen dans le texte, parlait sans complexe de ses coups de mains pour l’organisation de la dernière Gay & Lesbian Pride, et ne loupait pas une occasion d’affirmer que ces messieurs du Rotary  feraient mieux d’essayer le Viagra. Rien de très adapté aux besoins sociaux du Directeur Financier - peut-être futur Directeur General - d’une entreprise dont le terreau financier restait essentiellement la bonne bourgeoisie de province.

Valton n’avait pas le souvenir d’avoir jamais aimé Jeanine. Ils s’étaient découvert sept ans plus tôt une passion commune pour l’indépendance et pour les échecs. Jeanine avait apprécié le calme de cet adversaire froid et méthodique, Valton avait admiré la fougue brouillonne et imprévisible de Jeanine. Le sexe, entre eux, avait plus servi de sceau au traité d’alliance que comme une fin en soi. C’était, tout simplement, plus commode.

Jeanine l’aimait-elle? Sans doute avait-elle besoin de lui. Valton n’avait jamais cherché à pénétrer le drame qui, même lui le sentait, avait jeté dans une autre vie cette mère de trois enfants. Parfois - même encore maintenant - il sentait à un regard, à un mot qu’elle avait envie de lui parler, un poids de vie à partager, mais il était passé maître dans l’art de ne pas donner suite.

Valton hésita un instant. Pas très longtemps. Thérèse pourrait faire fonction, pour le moment. Elle commençait à le lasser un peu, il faudrait résoudre cela... mais en attendant, elle serait très décorative dans une réception le moment venu. Bien sûr, il serait de mauvais goût qu’elle fasse encore partie du personnel d’’Alexandre S.A. à ce moment-là.

Il appela le département des Ressources Humaines. Il y avait un regroupement administratif à prévoir, quelques postes excédentaires à supprimer. Et puis, en toute confidence, cette histoire de factures pas très claire... Non, Lambert ne protesterait pas. Oh, au fait si on pouvait le garder en dehors de ça, lui Valton, il en serait reconnaissant. Le Directeur Financier était déjà trop souvent vu comme un ogre assoiffé de sang. Oui, on se rappellerait pour parler du budget des RH. Sans faute.

Puis il appela son avocat.

20 Novembre

Notre Conseil du Jour: Sachez vous engager. Les vrais hommes de pouvoir savent prendre le risque maximum quand besoin est.  Seuls les faibles calculent, hésitent, tergiversent. Le test ultime du pouvoir est la capacité à tout miser dans les instants d’exception.

Valton était perplexe. S’engager à quoi? Quel risque?

Son regard fut attiré par un large placard rouge, qui occupait un bon tiers de la page:

10h-11h - un bon moment pour commander votre exemplaire unique et personnalisé de l’Agenda de bureau Rouge Safran 2009. Notre mode de fabrication très particulier et les délais qu’il entraine nous imposent de recevoir votre commande dés aujourd’hui, faute de quoi il ne nous serait pas possible d’honorer votre commande, ni aucune commande ultérieure de votre part, ni même de maintenir l’abonnement gratuit dont vous avez bénéficié cette année..

Vous pouvez obtenir dés à présent et en toute facilité le renouvellement à vie de votre Agenda de Bureau Rouge Safran. Il vous suffit de signer le paragraphe ci-dessous de votre sang. Aucun envoi de courrier ou de fax n’est nécessaire, grâce à notre technologie intégrée et brevetée SenseOSignTM.

Procédez de la manière suivante. Vous trouverez au bas de cette page un carré de tissu autocollant alvéolé, sous lequel se trouve une aîguille garantie stérile. Vous pouvez si vous le désirez la nettoyer à l’alcool à 90°, bien que cette précaution soit en fait totalement inutile. Piquez vous délicatement le gras du pouce gauche; une seule goutte suffit. Apposez votre signature avec l’aîguille, puis utilisez l’autocollant comme pansement. Vous pourrez le retirer dans les dix minutes.

Veuillez lire puis signer ce qui suit.

Je soussigné Pierre Valton, Directeur Financier des établissement Alexandre S.A., reconnais avoir reçu gratuitement et utilisé cet exemplaire unique et personnalisé de l’Agenda Rouge Safran, et être donc bénéficiaire d’un contrat d’abonnement gratuit jusqu’à ce jour. Je désire renouveler mon abonnement pour une durée indéterminée et non interruptible. Le prix forfaitaire en est mon âme immortelle, payable à expiration du dit abonnement. Ce prix non réactualisable s’entend toutes taxes comprises, et inclut tous frais de fabrication et de port. Durant toute la durée de l’abonnement, et sans qu’aucune autre action de ma part soit requise, je recevrai chaque année mon exemplaire unique et personnalisé de l’Agenda Rouge Sang.

Le 20 novembre 2008, à Châteauroux,

Pierre Valton: (signature)

Valton relut le paragraphe plusieurs fois, incrédule. Pour un canular, c’en était un! Et qui se posait là. Jeanine aurait apprécié.

Jeanine... Son suicide l’avait marqué, bien plus profondément qu’il ne l’aurait cru. Il n’y avait pas eu de scène, pas de larmes, rien. Elle avait lu la lettre recommandée - arrivée il est vrai un peu tôt, avant qu’il ait eu le temps de lui parler -, elle l’avait regardé en silence, puis était allé conduire les enfants à la gare - ils partaient rejoindre leur grand-mère pour les vacances de la Toussaint.

Une heure aprés, à son retour, pendant qu’il cherchait encore ses mots, elle l’avait à nouveau regardé, longuement. Puis, lentement, presque avec sérénité, elle avait sorti le petit automatique de son sac et, le regardant toujours, l’avait placé dans sa bouche. S’il y avait eu un appel au secours, se disait Valton, si elle avait crié ne fut-ce qu’une fois, il serait sorti de son engourdissement, il aurait pu la sauver. Mais il avait assisté à tout  comme dans un rève. Le doigt sur la détente, les os du crâne fracassés, le corps disloqué au milieu d’une mare de sang. Un vide étrange. L’impression d’une perte irrémédiable, incompréhensible.

Valton frissonna. Il regarda l’agenda à nouveau. Le tissus alvéolé y était bien, une pièce de deux centimètres sur cinq, collé dans un rectangle à l’élégant liseré rouge au bas de la page.

Ce n’était pas drôle. Pas drôle du tout.

Vatlon se sentit soudain très déprimé, plus qu’il ne l’avait été depuis des années. Une année pleine de succès professionnels et personnels. Bon. Presque Directeur General, certes. De quoi? D’une fabrique de province, désuète, sauvée du déclin par le talent unique d’un homme qu’il haïssait et avec qui, visiblement, il devrait toujours compter. Thérèse cassée, inintéressante dans sa douleur monotone. Jeanine morte. Lambert, Martin, Deckens - finis, inexploitables. Il se sentit soudain très seul.

Il se sentait dégoûté, il en avait plus qu’assez de cette partie de cache-cache jouée depuis un an avec le destin farceur niché entre les pages d’un agenda de bureau. Saisi d’une impulsion subite, il tourna la page suivante de l’agenda:

21 novembre

Notre Conseil du Jour: Il faut savoir couvrir ses dettes. En ouvrant cette page, vous avez implicitement décidé de passer du 20 novembre 2008 au 21, sans avoir pour autant renouvelé votre abonnement. Ceci constitue un cas de rupture manifeste et unilatérale du contrat d’abonnement qui nous lie, comme stipulé à la page précédente. En conséquence de quoi, nous sommes dans l’obligation de procéder à la clôture immédiate de votre compte. A titre de dommage, nous nous réservons le droit de procéder à la saisie conservatoire de votre âme immortelle, sous réserve de préemption par une autorité supérieure.

Sortez maintenant l’automatique que vous avez gardé sur vous depuis deux semaines. Placez-le soigneusement à la racine du nez, le canon légèrement incliné vers le haut. Un peu plus haut. Vérifiez que le cran de sûreté est débloqué, en position haute. C’est cela. Tenez la crosse des deux mains pour éviter de trembler. Inspirez à fond. Non, vous ne sentirez rien.

Tirez.

24 Novembre

...Nous vous rappelons que, comme chaque année, vous pouvez faire bénéficier l’un de vos amis d’un abonnement gratuit d’un an à l’un des produits de notre gamme. Nous sommes infiniment reconnaissants à nos plus fidèles clients, dont vous faites partie, de contribuer ainsi à la diffusion de nos produits.

Il lissa du doigt la couverture du calepin Rouge Safran modèle Executive CompactTM qui ne quittait jamais la poche intérieure de son blouson. Pour cette annnée, on verrait. Il ne savait pas encore qui, mais il lui restait encore du temps. Valton avait fait du bon boulot, en dégageant le terrain pour lui. Il faudrait aussi conserver certaines de ses innovations - la valeur de cession de la société en serait augmentée le moment venu. Il avait déjà acquis en sous-main une large porportion des parts, et seul Alexandre Fils l’empêchait encore de devenir l’actionnaire principal et de vendre. Mais cela se résoudrait en temps utile - rien ne pressait.

Le fracas des machines, la chaleur des fours ne troublaient pas ses pensées. Son environnement familier, son univers étaient là. Rien qu’à la couleur de la silice en fusion qui sortait des fours, il pouvait dire que la série serait magnifique, cette fois.

Langre sourit. L’année serait bonne.