A l’ouest du Nazir

Yannick Cras

 

 

 

“Tu me dis que tu m’aimes ; ou alors tu me baises – mais pas les deux en même temps, s’il te plait. Ça me déconcentre.”

Elle a dit ça, et moi je suis redescendu d’un coup, coincé entre ses cuisses comme un pauvre con de point-virgule entre deux membres de phrase. Parce que tu vois. Droite ou gauche, amour ou baise, ci ou ça. Et merde.

C’est comme ça que je me retrouve ici en terrasse à pas d’heure. Les clopes du Nazir, vite achetées vite grillées. Elle qui m’attend encore – je crois – en haut. Et moi qui n’arrive pas à rentrer. Pourtant faudrait. Acheter des clopes tu vois c’est le prélude ; ça veut dire faut que je me calme un peu et puis aprés il faut qu’on parle ; ça veut dire la soirée va être longue et on va cloper et picoler et tant pis. Ça ne veut pas dire je me barre, pas moi merci.

Seulement il est deux heures et je ne suis toujours pas rentré. Aprés le Nazir la Pompon ; aprés la Pompon chez Clint ; et aprés ? Y a pas d’aprés. Aprés y a rien.  La rue Joseph de Maistre, je t’explique, c’est un pont de porte-avion, avec sa catapulte, là où ça dépasse et tu ne peux plus reculer. Ou alors la surface de réparation du foot. Ce que je veux dire, c’est tu prends ton élan place des Abbesses, mettons du Baroudeur ; tu te fais Saint-Jean – Chinon – Sancerre – Mascotte – Nazir – Zèbre en accéléré, tu passes la rue Lepic avec peut-être un crochet à la Midinette mais de toute façon tu repars, et tu te retrouves où ça ? Chez Clint et aprés y a plus rien. T’as la mer en face, t’as le but, t’es lancé à toute vitesse, t’as plus qu’à tirer, à t’envoler, parce qu’en face y a rien. Juste le mur qui traverse. Il est trop propre ce con de mur. Pourquoi personne n’y a taggé les crashes de ceux qui n’ont pas tiré le manche à temps ? Ou le score de ceux qui y ont marqué le but de leur vie ? Il doit y en avoir, je sais qu’il y en a. Mais pas moi, pas ce soir. Moi, là maintenant tout de suite, je sais que je ne vais pas dépasser le cimetière Montmartre.

Ce n’est pas ce qu’on appelle une rencontre. Il y a des gens, si tu as remarqué, qu’on ne rencontre pas. Ils sont juste là, un peu dans ta vie comme tous les copains de bistrot, comme un bouquin que tu ouvres souvent pour le plaisir sauf que là les personnages continuent de vivre pendant que tu ne regardes pas et ça tu mets des années à t’en rendre compte. C’est pour ça qu’on se demande si souvent des nouvelles les uns des autres. On n’a pas vu un tel depuis un temps, on ne connait pas son nom on se souvient à peine de sa tronche, et puis on le croise ou on en parle et si on y pense on sait qu’on a loupé un épisode mais c’est pas grave et on boit des coups. Et puis des fois. Un mot de trop et c’est la guerre ; un mot de trop et c’est l’amitié ; un mot de trop et on couche ensemble. Petites guerres, petites amours ? Tu en sais quoi, toi ? Creuse au lieu de dire des conneries.

Alors cette fille, là, elle a juste émergé doucement du paysage sur un mot de trop. Elle n’avait rien demandé ; moi non plus je crois, peut-être un coup en passant, entre copains, mais pas ce truc-là. Ce truc où tu sais d’avance que tu iras trop loin mais pas tout à fait assez, tu vois ? Juste de quoi te faire espérer, et l’autre aussi, et tu l’aides à tendre le piège qui t’es réservé, et tu la regardes s’enferrer gentiment et surtout, surtout, il ne faut pas déjouer ce marché de dupes parce que ce serait vraiment dégueulasse. Vraiment dégueulasse. Dis rien, creuse.

Mais non, c’est pas de la codépendance. Tu bosses dans la télé, toi hein ? T’es réal ou journaleux ou un truc comme ça. France-cul ? Ouais, je l’savais. Non, c’est pas le bon mot ; c’est juste un que tu connais. Mais ce genre de trucs, tu vois, c’est autre chose. Parce qu’on a beau savoir, on sait que l’autre sait aussi, tu comprends ? On sait qu’elle en est au même point ou pas loin. On se dit que si elle nous choisit, nous, alors c’est pas foutu, même quand on ne voit pas bien pourquoi. Les femmes, si tu regardes, on revient toujours au même cliché : sagesse ancestrale. An-ces-trale. Ouais, je suis bourré. Mais  j’ai raison. On fait ce qu’on veut on dit ce qu’on veut, c’est ça qui nous attire. La sagesse, Minerve, la Déesse Mère, Astarté, ou alors la magie, les plantes tout ça, les trucs de bonne femme. Les mitochondries qui se transmettent de mère en fille, les ovules déjà dans le ventre qui est dans le ventre de la future grand-mère. Elles ont un truc je te dis. Nous on va les chercher pour ça.

Quoi, et les pédés ? Ils font pareil les pédés, qu’est-ce que tu crois ? Sauf qu’ils sont plus malins c’est tout, ils ont compris le truc, tant mieux pour eux, mais un hétéro c’est souvent con. Creuse.

Alors oui, parce qu’elle a au moins un peu envie d’y croire, toi tu y crois encore plus, ne serait-ce que pour ne pas la décevoir. Parce que quand même, décevoir une femme, tu connais plus triste ? Mais quand on y croit assez y a pas de retour possible, comme ici. Tu tires le manche ou tu te plantes et c’est tout. Et là franchement je sais pas. J’ai le mur du cimetière en face. Et l’autre qui me sort ça. Et merde.

Une fois j’ai google-earthé au dessus du mur. Plein Ouest, trois-cent mètres d’altitude, petite vitesse, voir où ça mène. Je me suis arrêté porte Maillot, en vrai ; mais on doit pouvoir voler jusqu’au Saint-Laurent, jusqu’à Québec comme ça, non?  C’est marrant les latitudes ; tu pars de Madrid t’arrives à New-York. La distance c’est pas l’océan, c’est le climat. Comme avec cette fille. Elle a le Gulf Stream dans la tête cette nana, avec un bout de cervelle de chaque côté. Moi bêtement je suis équipé océanique, pas continental.

Mais non, tu ne comprends pas. Je m’en fiche de ne pas pouvoir l’atteindre toute entière ; en fait je préfère ça. La fusion j’ai passé l’âge. Mais elle, tu vois, je sais qu’elle aimerait bien que je sois des deux cotés, un pied sur chaque continent. Et quand je lui propose de se retrouver au milieu, genre aux Antilles, ça elle ne supporte pas. C’est tiède elle dit. Elle n’aime pas le tiède. Et c’est comme ça que j’en arrive à me sentir maintenant comme un con, mal aimant mal baisant, avec en plus la honte de lui en vouloir alors que je sais bien que j’ai fait le boulot tout seul, cinq demis plus tard.

Mais bon, c’est quand même un peu sa faute, hein. On ne devrait pas laisser traîner les mots. On devrait les ranger aprés s’en être servi, sinon quelqu’un finit par se prendre les pieds dedans et se pète la gueule. Ça, si je ne lui ai pas dit cent fois ! Pas moyen. Remarque, c’est ça aussi qui est merveilleux avec elle, tu comprends : elle sème. Non, comme la semeuse je veux dire; c’est quelqu’un qui sème. Ça fout un peu le bordel partout, d’accord, l’appart est un foutoir de fringues et de post-it, mais elle donne tout ce qu’elle a, par bribes, par petits bouts, sans y penser, alors tu penses bien qu’elle ne va pas ranger. Pour elle ce serait mesquin. 

Et puis tu vois, l’extraordinaire, c’est cette blondeur, la nuit. Tu as déjà regardé une blonde dormir dans le noir ? Il y en a certaines, c’est très rare je pense, enfin moi c’est la seule, bref leur cheveux restent blonds la nuit. Il y a quelque chose au toucher, au regard, qui dit je suis un fanal, un phare un feu d’atterrissage une borne lumineuse, je suis bien là où je suis, pas de doute. Et parfois aussi, ses cheveux disent je suis le foyer la lanterne la chandelle, je suis contente d’éclairer doucement tes yeux ; je suis bien, là ou je suis ; pas de doute. Alors pour moi c’est les Antilles. Avec un pied de chaque coté, tant que tu veux.

Tu as raison, ses cheveux parlent mieux qu’elle. Mais c’est pas sa faute. Dans ce quartier, dans cette ville, il faut être continental, sinon tu souffres trop. Question de climat ; trop contrasté le climat. On ne fait pas cohabiter bobos et RMistes sans que ça porte à conséquence. Elle a pleuré quand la boutique Petit-Bateau a ouvert ; moi j’ai fait la gueule. Mais y a pas d’accord de Kyoto pour ça, alors on s’adapte, c’est tout. Tu vas voir, toi qui viens d’arriver, tu vas t’y faire très bien.

Eh, qu’est-ce qui t’arrive ? Je t’ai foutu le blues. Et moi ça va mieux, en plus. Ben merde alors, on s’en reprend une et tu me racontes ça ?

Mais vite parce que c’est elle qui est passée en face, là, et qui va descendre me chercher partout sur le Boulevard si je la chope pas avant. Allez frangin, t’es mon copilote, d’accord ? On s’en vide une et on se bouge ?

Cette fois on se le fait ce putain de mur.